Retrouvez toutes les photos du jour 17
Déjeuner très matinal en compagnie de mes deux nouvelles amies. Rineke est déjà attablée, tandis qu’Alice s’accorde un semblant de grasse matinée. Elle ne tardera pas à nous rejoindre. Dans la maison déserte, seule Marie-Geneviève, dévouée, s’enquière de notre bien-être, en nous apportant café, confiture et baguettes croustillantes. Tous les autres membres du Foyer, ainsi que les retraitants, assistent à l’office des laudes.
On scrute le ciel qui ne semble pas vouloir nous faire grâce de ses merveilles. On hésite, on discute, on ne sait pas trop comment s’habiller. Ça sent la pluie à plein nez. La tempête a soufflé toute la nuit, mais apparemment pas suffisamment pour éloigner ces nuages menaçants ! Vais-je devoir m’accoutrer en conséquence ? Sous l’insistance de mes deux hollandaises, je finirais quand même par enfiler mes habits étanches. L’occasion d’un fou rire, alors qu’elles s’extasient devant, dixit, ma tenue Jean-Paul Gaultier. Mais finalement, je ferais le pari d’une belle journée en partant vêtu comme à l’accoutumée. Je remballe tout, boucle mon sac, procède aux vérifications d’usage, et cherche âme qui vive pour régler mon dû. Ici, c’est donativo, mais Marie-Geneviève s’en est allée, et nulle urne où glisser notre aumône. Pressé de démarrer, nous laisserons nos billets sur la table.
A la sortie du Foyer de Charité, un arbre couché témoigne de la violence des éléments qui ont dévastés la région. Le vent est d’ailleurs encore soutenu ce matin. J’espère qu’aucun autre obstacle infranchissable ne viendra entraver mon Chemin. J’espère surtout que rien, ni même le ciel, ne me tombera sur la tête.
La mise-en-jambes se fera par le tracé de l’ancienne voie ferrée. C’est plat, c’est droit, c’est surtout bien dégagé et entretenu. Rineke me talonne, je presse un peu le pas. Il me plaît à garder l’illusion que le Chemin m’appartient encore un peu pour quelques temps. Malgré notre bonne entente, je ne me sens pas encore prêt à partager mes journées.
Un peu plus loin, je retrouve une route départementale fort fréquentée à cette heure. Les gens bien trop pressés me frôlent. Je suis prêt à parier que bon nombre d’entre eux ne m’auront même pas vu. Sur cette chaussée détrempée, les embruns soulevés par les voitures me fouettent le visage. Les camions sont ma hantise, et lorsqu’au loin l’un d’eux apparait, j’ai tôt fait de me réfugier dans les hautes herbes du bas-côté. Plié en deux face au vent, parfois déporté par les bourrasques, les mains frigorifiées et les mollets dégoulinants, je crois vivre un enfer.
Mon supplice n’aura qu’un temps. Au premier virage, le Chemin quitte la chaussée pour se lancer à l’assaut d’un sentier raviné. Ça colle et ça glisse, mais abrité des éléments et loin des monstres bruyants, je savoure la quiétude retrouvée. J’ai une pensée pour Alice. Va-t-elle devoir escalader ce sentier avec son vélo, comme c’était le cas à l’entrée d’Epernay, ou doit-elle affronter la circulation hostile? Quel mal est préférable à ses yeux? A-t-elle seulement eu le choix? Je ne sais même pas si elle me suit ou me précède. Parti bien avant elle, elle m’a peut-être dépassé sans que je le sache en empruntant des voies plus carrossables. La reverrai-je seulement pour en débattre?
Je fais halte à Sézanne aujourd’hui. J’y serai vite, à peine 20 kilomètres à marcher. C’est presqu’une journée de repos ! J’ai hésité à rallonger ma route. Mais le prochain logement référencé est loin, et bivouaquer ne me tente guère par grand vent et risque de pluie. C’est donc un peu contraint que j’ai choisi de m’arrêter dans cette petite ville que je connais déjà pour l’avoir visitée hier. J’avance tranquillement, je dirai même que je prends mon temps, même si je garde en tête que Rineke ne doit pas être loin. Je longe un bois, traverse un village, repasse à travers champ. Au détour d’un bosquet, je reconnais même l’endroit où hier, alors que j’étais en voiture, j’avais aperçu Lieven. Aujourd’hui, c’est moi qui arpente ce sentier.
En ce début d’après-midi, Sézanne, toujours aussi paisible que la veille, m’accueille pour la seconde fois. Il est bien trop tôt. Je me pose sur un banc et un peu réchauffé par un timide soleil, je commence à somnoler. Ce même banc où, hier, je riais avec les enfants. Et les souvenirs d’une journée trop vite passée ressurgissent. J’aurai aimé faire plus avec eux, mieux les accueillir, les emmener là où je marche, marcher avec eux. J’ai l’impression qu’on a fait si peu. Je garde en moi l’espoir qu’un peu rassuré, ils conserveront de cette journée l’image d’un père apaisé.
Le passage d’un gros camion me sort un peu de ma torpeur. Dans le paysage familier que j’avais quitté en fermant les yeux, je découvre maintenant un pèlerin occupé à se restaurer. Je l’observe du coin de l’œil, un peu méfiant, concentré à poser délicatement sa tranche de mortadelle sur son morceau de pain, avant de m’avancer vers lui. C’est ainsi que j’ai rencontré Fabrice, enseignant de son état, qui profite des vacances de Pâques pour consacrer 15 jours à Saint Jacques. Je ne le sens pas très bavard, limite asocial. Peut-être est-il simplement dans sa bulle, en ce début de parcours? Je n’insisterais pas, il a réservé dans un hôtel tout proche, et ne va pas tarder à s’y rendre. D’autant qu’au loin, j’aperçois Rineke à l’allure chaloupée qui arrive en sifflotant.
Pour ma part, ce soir, je loge chez les Sœurs. Le Foyer Françoise de Sales, une maison de retraite implantée en plein cœur de Sézanne, propose en effet deux chambres aux pèlerins de passage. Dans le sas d’entrée du bâtiment principal, je découvre un vélo bien chargé qui attise m’a curiosité. Et tout en me présentant à la souriante et dynamique préposée à l’accueil, je l’interroge sur ce vélo. Un autre pèlerine, me dit-elle, une hollandaise. Le rapprochement est vite fait: Alice est ici, et son amie ne va sûrement pas tarder. La soirée s’annonce aussi plaisante que la veille !
En attendant, il me reste du temps à tuer. C’est dans le hall d’entrée que je commencerai à m’acclimater, petits gâteaux et café chaud à volonté. Ici, tout est calme et douceur. Entre les Sœurs qui s’affairent et les pensionnaires qui me font les yeux doux, je prends la température du lieu en compagnie de Joyeux, l’adorable mascotte placide et impassible. J’attends en vain Rineke que je savais en ville, j’espère voir Alice. Aucune des deux ne pointera le bout de son avant que je me décide à monter pour aller prendre une douche.
Occupé à me savonner dans la pièce d’eau commune, prenant bien mon temps et profitant de l’endroit pour y faire quelques lessives, voilà que j’entends à travers la porte un sifflement familier. Rineke attend ! Je termine de me laver sans trop me presser, et de fait, en sortant, je la vois, cheveux en batailles et sourire ironique, attendant patiemment son tour. Voilà donc le trio réuni: si elle est là, sa complice n’est pas loin, et comme je le pressentais, la soirée sera animée.
A l’heure du souper, c’est dans la grande salle à manger que je retrouve mes amies. Nous nous sentons observé. Une dame me sourit, une autre me fait signe. Peu de prétendants pour les deux hollandaises, même si les rares hommes présents les toisent. Nous nous amusons de la situation. Le gratin de poissons est délicieux, et la gentillesse du personnel aux petits soins est un bonheur, à tel point qu’en fin de service, c’est sans hésitation que nous les aiderons à débarrasser et participerons à la vaisselle et au rangement.
Dans une maison de retraite, les soirées ne sont forcément pas très animées. Le repas terminé, il est déjà presque l’heure d’aller se coucher. J’ai une belle chambre, avec un vrai lit. Rineke n’a pas cette chance, et en galéjade, m’en veut un peu. Deux chambres sont dédiées aux pèlerins. Dans leur bonté profonde et leur générosité, les Soeurs n’ont pas voulu refuser un troisième invité. Mais voilà, deux chambres, deux lits, les deux premiers arrivés furent les premiers servis. Et Rineke dut se contenter de loger avec les moyens du bord dans le local coiffure. Si j’avais su, je lui aurai volontiers cédé ma place. Mais en définitive, elle prend ça avec le sourire et ne veut pas changer. On se souhaite donc bonne nuit, et on se retire dans nos lits. Demain est un autre jour.
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© Luc BALTHASART, 25/02/2016