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Il fait toujours aussi frisquet en ce mois de mars. Ce matin ne déroge pas à la règle. Ma respiration brumeuse accompagne chacun de mes mouvements. Mais les automatismes sont acquis. Plus d’hésitation, chaque geste est précis, efficace! Une fois mon « chez moi » rangé, le sac de couchage compressé dans sa housse, j’étale mon linceul noir et étanche à même le sol. J’y dispose alors en rang d’oignons mes différents effets afin de ne rien oublier pendant la phase délicate du repli de « my home sweet home ». Je dégrafe la toile extérieure, je la pose à plat et la replie selon un rituel immuable, avant d’attaquer le moustiquaire et les arceaux. Un sachet étanche pour chaque éléments, chaque sachet annoté et bien rangé! Le sac à dos devient tour à tour garde-robe, dressing, fourre-tout ou garde-manger, mais à chaque fois bien rangé: une place pour chaque chose, chaque chose à sa place! Moins de 15 minutes plus tard, me voilà paré à affronter une nouvelle journée de marche. Dès les premiers pas, l’état de plénitude de la veille ressurgit: aucune douleur, je marche léger et guilleret.
C’est dans une boulangerie que ce matin, je ferai estampiller mon passeport de pèlerin. Nulle règle pour la crédentiale, seule compte une preuve de mon passage, le nom d’un lieu, une date. Et c’est parti pour une belle ascension, comme d’accoutumée en début de journée! Une fois de plus, Saint Jacques se joue de la facilité: 6 km de détour par la colline, avant de rejoindre la confluence de l’Hermeton avec la Meuse, alors qu’à peine 2 km par la vallée eussent pu suffire! J’en profite pour téléphoner à mon ami Damien. Il est actuellement occupé à traverser l’Estremadura, à quelques encablures de Séville. D’énormes phlyctènes semblent s’être transformées en escarres. Il fait trembler sa maman et tous les siens. Je pense bien souvent à lui. On en aura des choses à se raconter…
La vallée de l’Hermeton. Je ne saurais jamais pourquoi ce nom résonne si familier en moi. Un ancien bulldozer d’avant-guerre semble monter la garde du sentier convoité. Je m’engage dans un bois accueillant, clair et fleuri. La nature se réveille, les jonquilles parent la forêt d’or et d’émeraude. La journée s’annonce agréable le long de ce ruisseau calme et chantant. Mais il n’en a que l’air! Au détour de chaque méandre, ce sont des flancs escarpés que je dois escalader. Sans de providentiels cordages, il me serait parfois difficile de me hisser. Et que dire des descentes vertigineuses, où chaque arbre me retient de tout mon poids, où chaque pas doit être assuré. Sans oublier les passages en bord d’eau, où mes pieds flirtent avec les vaguelettes. L’Hermeton est aussi belle que périlleuse. Des arbres fragilisés par un sol détrempé et pentu, n’ont pas résistés aux assauts du ruisseau et aux derniers vents tempétueux. Tombés et enchevêtrés, ils me barrent la route à plusieurs reprises. Je dois plus d’une fois me déharnacher. Le sac à dos et moi, ensemble, on ne passe pas! Il est trop gros. A moins que ça ne soit moi? Quoiqu’il en soit, c’est parfois à quatre pattes que je me faufile dans les branchages, telle Blanche-Neige qui tentait d’échapper aux griffes de la nuit. L’allégorie s’arrêtera là, je vous en prie!
Puis le sentier quitte subitement la vallée. Raviné, au milieu des genêts, je trouve cela étrange. Il n’y avait aucun balisage à l’embranchement, mais le chemin poursuivant sa route le long de l’eau me semblait tellement peu tracé que j’ai pris la voie qui me semblait logique. Bien mal me prend! Je me perds pour la première fois, et en territoire totalement vierge de marque familière, je cherche ma route. Je débouche sur des pelouses bien entretenues, une bâtisse imposante, puis une allée interminable plantée d’arbres alignés au cordeau. Où suis-je? Une certaine angoisse s’empare de moi. J’ai beau consulté mes guides, je ne m’y retrouve pas: je suis bien en dehors des limites de page, en terre inconnue! Une route, enfin. Mais pas beaucoup de passage. Une voiture, enfin! Je me plante en milieu de chaussée, non sans faire signe pour qu’il ralentisse. Un charmant couple, le temps d’expliquer ma situation, me remets sur le droit chemin. J’en serai quitte pour un fameux crochet dans le bois du Roy. Cinq kilomètres, au bas mot! Je m’en mords les doigts, mais ce sont les pieds qui encaissent!
Une chanson m’obsède aujourd’hui. Elle rythme mon pas en litanie sans fin.
Brouillard et matin
Blanches et froides mes mains
le poids du sac aux épaules
Brumes dans la tête
Les secondes et les gestes
Le froid qui brûle et qui frôle
L’heure n’est plus aux projet, regrets passés, oubliés rêves et délires
Si tu ne sais pas ou tu vas, l’habitude est là pour te le dire
Muscle qui fatigue
C’est l’outil qui te guide
Le feu l’acier qui imposent
Douces dans la tête
Des voix, loin, te répètent
Il y a des rêves qu’on ose
L’heure n’est plus aux projets, regrets passés, oubliés rêves et délires
La route est là, ton pas claque pour de vrai, pour ne plus revenir
Je prendrai la nationale
Guidé par une évidence
Par une fièvre brutale et je partirai
Je prendrai les pluies du Sud
Pures et lourdes à bras le corps
Les tiédeurs et les brûlures et je renaîtrai
J’écouterai les secondes dans les pays arrêté
Elles durent tout un monde, une éternité
Et quand j’atteindrai le terme quand le tour sera joué
Je n’aurai jamais plus jamais les yeux baissés
© Brouillard, Jean-Jacques Goldman, 1981
Ses chansons ont toujours accompagné ma vie. Je m’y retrouve souvent, et je dois bien avouer que du fond de ma mémoire, cette archive sonore me parle. Et c’est avec une demi voix chevrotante, les larmes coulant le long de mes joues, que je susurre ces paroles.
A Soulme, je retrouve enfin une balise jaune et bleu. Rassuré, je me recale sur mes cartes et prends conscience de ma bévue. L’heure tourne, le temps aussi, il commence à bruiner. Sans presser le pas, mais sans trainer non plus, je continue ma route à travers bois. J’arrive à Doische, je décide d’y faire halte, mais je n’ai pas d’endroit où me poser. Me voilà tel un sdf en quête d’un abri. Mais dans ce coin reculé, pas beaucoup d’âme qui vive. Une salle des fêtes fermée, une gérante bénévole injoignable. Une école où le bal du bourgmestre se prépare. J’en profite pour me faufiler en cuisine et y remplir mes réserves d’eau. On ne sait jamais… Je demanderai aussi un reste de rouleau de « papier-cul ». L’appel de la nature est parfois plus fort que moi, alors que je suis perdu au fond des bois. On ne sait jamais… Et tant qu’à faire, je demande l’hospitalité. Mais bal du bourgmestre oblige, ils sont désolé! Ils me renvoient toutefois vers la concierge du collège, qui sera navrée de ne pouvoir m’accueillir. « Vous comprenez, Monsieur, les assurances… Mais allez donc trouver mon voisin le fermier, il sera ravi de vous héberger ». Et me voilà parcourant encore quelques dizaines de mètres. Bien brave homme, ce fermier, mais encore une fois sous le couvert d’assurance, il ne peut m’autoriser à coucher dans le fenil. « Mais écoute, pèlerin, je ne t’ai pas vu, tu ne me connais pas. Là-bas, au sortir du village, j’ai un champ. Une petit bute (avec un b), t’abritera du vent. J’y ai fait une feuillée cette après-midi, rallume donc la cendrée, et trouve du bois, tu y seras bien. » Je n’ai pas ses coordonnées, mais si quelqu’un, ici, le connaît, qu’il passe donc le remercier en mon nom!
Et en cette fin de journée éreintante, je déroule à l’envers le film que j’avais tourné ce matin: je déplie les toiles, tends les arceaux, plante les sardines. Installé en deux temps, trois mouvements, le feu ravivé, il ne me restait plus qu’à me réchauffer et trouver de quoi me sustenter. Une petite superette plus loin, quelques merguez plantées comme des brochettes sur des baguettes de noisetier fraichement taillées, je suis un roi! Et ce soir, alors que je m’endors en contemplant ciel, j’aurai la chance de voir les premières étoiles filantes de ma vie!
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© Luc BALTHASART, 03/12/2015